CHAPITRE VII

 

Ely n’était plus constituée que de nerfs, et ces nerfs étaient sous tension en permanence. Le lendemain, ils quitteraient le Salmen et, ironie, elle attendait ce départ pour souffler ; c’était insensé, mais elle continuait à projeter son piège à intervalles réguliers, sans résultat évidemment. Là, loin de tout, au milieu de cinquante mille « amis », elle avait de plus en plus la sensation d’une menace. Du reste, elle n’était pas la seule : La Naïa tournait comme un félin autour d’Ylvain, les yeux sans cesse en mouvement, les muscles dangereusement relâchés, les manches abaissées sur les poignets, gonflées de poignards dans leurs gaines. Ely avait même communiqué son anxiété à Made, qui passait des heures à arpenter les combes, l’arène tout particulièrement, à scruter les visages ou à ressasser ce qu’elle savait de la situation.

« Curieux ce que dix jours de proximité créent de liens ! » remarquait Ely. « Nous avons tout pour partager la plus tenace des inimitiés, et nous faisons mieux que nous supporter, nous nous apprécions. »

Elle était persuadée que c’était inévitable, ne fût-ce que parce qu’elle l’avait voulu ainsi, de toutes ses forces pour Ylvain. Elle était consciente que Made et La Naïa voyaient clairement ce qu’elle s’évertuait à construire, cette espèce de sphère amniotique – l’expression la faisait beaucoup rire – dont elle voulait entourer Ylvain, afin qu’elles favorisent de leurs trois énergies son univers créatif. Parfois, elle se demandait quelle était la part de folie qui entrait dans ses intentions, mais cette folie était le moteur de son existence, le prix de son omnipotence kineïque, et elle ne s’en déferait pas.

Ely était étonnée de la facilité avec laquelle Made assimilait les informations, dites ou induites : c’était un véritable ordinateur. Elle raisonnait toujours à cent pour cent de ses compétences. Au début de leur promiscuité, elle s’était contentée d’écouter Ely, puis elle s’était mise à enrichir leurs dialogues de ses opinions jusqu’à les investir pour moitié – d’une moitié qui visait toujours au meilleur rendement.

— Vous ignorez ce que vous allez faire après le plénum, avait-elle dit une fois, sans que le sujet eût jamais été abordé, mais vous savez déjà qu’il vous faudra quitter Still et projeter ailleurs… Vous allez être obligés de vous protéger derrière la popularité, et c’est ce qui a forcé la C.E. à engager des tueurs tout de suite… Ely, je crois que tes craintes sont fondées.

Comme ça, de but en blanc. Elle n’avait posé aucune question ; elle déduisait à partir de ce qu’on voulait bien qu’elle sût… parce qu’elle avait déduit qu’Ely finirait par la mettre dans toutes les confidences. Ely n’était pas pressée, surtout en ce qui concernait le kineïrat.

La veille, au réveil, Made lui avait annoncé qu’elle avait composé une keïnette pour le plénum.

— J’espère que vous n’êtes pas à une demi-heure près avec l’amplikine, avait-elle ajouté.

Ely avait fait un rapide calcul : ils étaient effectivement à une demi-heure près, et sa compagne pourrait aisément effectuer la même opération… Or, elle devait continuer à ignorer l’inutilité de l’amplikine. Seulement Ely n’avait pas envie d’interdire à Made de projeter ; elle en avait donc référé à Ylvain, qui avait approuvé. Il avait été convenu qu’Ely projetterait en dernier et qu’elle abrégerait l’aspect show de son spectacle si le temps venait à manquer. Ainsi, les apparences seraient sauves.

Dès l’instant où, à sa plus vive surprise, Ely et Ylvain avaient accepté le principe de sa participation, Made s’était libérée de ses dernières retenues pour s’impliquer de plus en plus dans la résolution de leurs problèmes. Outre les craintes inhérentes à leur situation dans le Salmen, elle avait sidéré Ely de son intérêt pour l’avenir du kineïrat sauvage.

— Il ne faut pas vous cacher, au contraire. Il vous faut sortir totalement de l’anonymat et agir au grand jour, vite et avec le maximum de publicité.

— C’est facile à dire, avait ricané Ely.

— Ylvain a déjà conquis une certaine notoriété par les médias, sur quelques mondes, auprès des marginaux et des déclassés.

— Et alors ?

— Alors, vous avez en Morlane un excellent organisateur. Il connaît beaucoup de gens et sur de nombreuses planètes. En outre, il est juriste, populaire et financièrement sécurisant. Demandez-lui de vous concocter une tournée interstellaire et de faire le maximum de publicité autour du caractère extraordinaire que vous pouvez donner à cette tournée.

Ely avait prêté l’oreille aux idées de Made puis les lui avait fait répéter en présence d’Ylvain et des Bohèmes qui leur étaient proches. Made n’avait éprouvé aucune difficulté à les convaincre… bien mieux même qu’elle ne pensait le faire.

— Si vous acceptez, je ferai cette tournée avec vous… D’une part, cela intriguera, choquera et attirera du monde ; d’autre part, l’Institut devra modérer ses attaques.

— Je vois mal Ennieh s’arrêter à ça ! avait protesté Ylvain.

— Tu te trompes, ça l’arrêtera net. Et mieux, ça le fera résister au Conseil des Maes et à la Commission Éthique. D’ailleurs, ce n’est pas Ennieh notre adversaire.

— Tu ne te surestimerais pas, par hasard ? avait insinué La Naïa.

— Non. Ennieh se prend à la fois pour mon guru et mon père. Il finira par grincer des dents, mais pas tout de suite.

Personne n’avait plus discuté la participation de Made – et l’importance de cette participation – à cette tournée que chacun commençait à admettre.

— L’aspect publicitaire est très important, c’est ce qui bloquera la C.E. et nous aidera à survivre. Il faut faire énormément de bruit autour de cet événement unique : la Tournée Bohème ; annoncer très officiellement le circuit qu’elle empruntera ; donner des dates précises ; des lieux : une douzaine de planètes, pour commencer, avec deux ou trois spectacles sur chacune… Des mondes plutôt aisés et suffisamment indépendants pour que l’Homéocratie n’ose pas élever de protestation ou tenter d’influencer les gouvernants… Comme Dazel ou Novaland, par exemple ; avec deux ou trois points forts : l’École Tashent sur Lamar, la Terre… mais surtout, ni Chimë, ni Thalie. Il faut acquérir le plus rapidement possible la plus grosse popularité possible ; donc, pas de kineïrama, pas de festival, pas de luxe ; pas question non plus de croiser le chemin d’autres kineïres…

Made avait parlé pendant une heure, et elle aurait continué longtemps encore si Ely n’avait pas abrégé en soutenant en bloc la Tournée Bohème. Le soir même, Lovak se rendait à Nashoo pour rencontrer Jed Morlane. Made venait d’effectuer le grand saut.

*

**

L’arène était comble et survoltée. Les Bohèmes avaient abandonné le détachement amical avec lequel ils avaient vécu Ylvain pour se laisser gagner par le fièvre du spectacle. Ylvain était leur kineïre, cette nuit était celle du kineïrat ; ils se comportèrent donc en spectateurs, avec les mêmes réactions d’enthousiasme, de communion et de débordement que les anonymes du Festival Nashoon. Ils accueillirent Rêve de Vie avec émerveillement et le saluèrent, comme les Nashoons, en scandant le nom de Neïmia. Ylvain était rôdé : il supporta l’hommage sans sourciller.

Ensuite, Made leur offrit un incroyable souvenir du plénum, Concerto pour Salmen et Bohème, une vision totalement surréaliste du plénum dépassant, et de loin, la narration (il n’y en avait pas) ou le descriptif (pour cause d’indescriptibilité). L’œil, c’était Made. Un œil distrait, amusé, lunatique, un œil qui voyait les Bohèmes et leurs activités, la montagne et les monagraves, avec ou sans couleurs, du grand angle au télescopique mais toujours selon des points de vue vertigineux, en deux ou trois dimensions, du ralenti à l’accéléré. Les sons étaient distordus, les odeurs fugitives, les plans délirants ; rien ne ressemblait à rien ; pourtant, tout était authentique et authentiquement bohème. Made faisait exploser la réalité d’un réalisme qui lui était supérieur jusque dans la fidélité.

Elle démontra qu’elle apprenait, vite et bien, plaçant la totalité de sa keïnette sur un mode proche de l’égojection, une impression de bien-être inoubliable qui se superposait aux émotions du spectateur. Ely sourit, plusieurs fois. L’intention était évidente : lier les Bohèmes d’un souvenir épanouissant, leur donner une mémoire du Salmen qui les y rappelât, toujours.

Si Ely observa cette ébauche d’égojection avec condescendance, elle admira sans arrière-pensée le tableau final de la keïnette : une mosaïque kaléidoscopique de scènes – jamais moins de neuf – dont chacune fut agrandie et détaillée quelques secondes. C’était une remarquable utilisation de l’ubiquité et la preuve, si besoin en était, que Made pouvait comprendre puis reproduire tout ce qu’Ylvain et Ely mettaient à sa portée. Le faisceau de Made était loin de celui d’Ylvain, même dans ce mode-là, mais elle l’avait considérablement fait évoluer depuis Nashoo. Ely participa, pour un cinquante-deux millième, aux applaudissements qui secouèrent l’arène, songeant avec amusement que Made valait bien ça.

— C’était comment ? lui demanda la kineïre en la rejoignant au bord de la foule.

— Je dirais que tu as réussi ton entrée au club des vieillards bohèmes.

Amdee et Lovak étaient à trois mètres d’elles, près d’Amadou, Lar, Sade et Ovë. La Naïa s’était placée derrière Ylvain, sur le rocher qui tenait lieu de scène. Ils semblaient attendre, non sans anxiété, le deuxième keïn d’Ylvain, comme si de celui-ci dépendait leur avenir.

Ely sentit le faisceau d’Ylvain la pénétrer.

*

**

Vous êtes… ou vous n’êtes pas (quelle importance ?) dans un champ d’herbes hautes agitées d’une brise printanière… En fait, il n’y a que votre regard dans ce champ ; vous percevez le vent et les odeurs, mais pas les herbes qui devraient caresser vos jambes. Du champ, vous voyez d’autres champs, du même vert vif, des arbres isolés et feuillus, des bois clairsemés, un ensemble de collines et les lacets tranquilles d’une rivière tout aussi tranquille. Il fait sacrément beau, mais pas très chaud – notez qu’il ne fait ni froid, ni frais, non plus. Le keïn s’appelle Hors limites.

« Avez-vous remarqué le bruit sur votre gauche ? »

Comme vous n’êtes qu’un regard, vous ne risquez pas de tourner la tête, et le bruit qui se rapproche reste hors de votre champ de vision.

« Si tout le monde est prêt, on peut commencer… Vous êtes prêts ? »

Votre regard répond oui avec votre voix de l’Arène, et c’est parti.

Le bruit était celui d’un générateur d’agrave et l’agrave, qui vous est passé sous le nez à un Mach moins des brouettes, vous a aspiré en lui au passage, pour que votre regard continue de le suivre, en le précédant de ce que dévoile son pare-brise. Une petite remarque : il règne une musique d’enfer dans la cabine et, si le sol qui défile un rien trop vite, beaucoup trop près, ne vous émeut guère, vous aurez sûrement constaté que cette cabine est encombrée d’une console de pilotage démesurée, dangereusement branchée sur manuel.

Les arbres passent près ; pas le feuillage, bien sûr… Les racines ! Un rocher, un coude très sec, une trouée dans un bois et les coteaux comme des vagues, montée-descente, montée-descente, le cœur en prend un bon coup… Bordel de merde ! Quel est le taré qui pilote ce truc ?

Cent quatre-vingts degrés, mais de bas en haut : le seul siège occupé l’est par un type hilare et mal rasé, un type qui a les cheveux dressés sur la tête et bleus comme un de ses yeux (l’autre est bleu aussi, mais pas le même bleu). Donc, le type s’appelle Stig, c’est clair comme de l’eau de roche, et il a des tueurs au cul… Notez que d’habitude, ce ne sont que de vulgaires flics, mais en cette occasion, ils travaillent en free lance pour le maire. Ce qui ne les change pas trop : ils travaillent pour le maire, même en uniforme… Sauf qu’en costar-képi, ils se contenteraient d’agrafer Stig pour pilotage dangereux.

Stig s’en sort bien. Par contre, vous ne comprenez pas pourquoi il se rue vers la Cité. C’est vrai, quoi, la Cité fourmille de tueurs patentés ! Dites-vous qu’il a une vraie grosse bonne raison, une raison que le maire appelle Central et que ses enfoirés d’ex-collègues sont en train d’affiner.

« Il pourrait quand même voler un peu plus haut ! »

C’est quoi, Central ? Un ordinateur, à tous les coups !

Flash-back. Stig, super-bien sapé – mais pas le genre de la maison –, qui bosse comme un fou sur un clavier. Il n’est pas seul : quatre autres types et trois minettes – mal sapés, mais dans le style, eux –, se défoncent sur d’autres consoles de la même babasse : Central, la perle des bécanes municipales, leur enfant, un chef-d’œuvre d’intelligence artificielle, le summum moins deux poussières de la gestion informatique. Eh ! ils ne sont que huit dans la scène que vous visionnez, mais vous vous doutez bien du peuple laborieux et loin de la gloire qui se cache là-dessous ! Nos huit lascars se tapent la programmation fine de l’ouvrage, les autres font le gros du boulot – les salaires fonctionnent dans l’autre sens, vous avez deviné.

Central, sur le papier, c’est un outil technique et administratif… Pendant qu’on lui apprend à punir les fraudeurs, Stig lui apprend à rire ; pendant qu’on le dresse à contrôler l’individu, Stig lui fait découvrir le libre arbitre. Ce n’est pas qu’il mette de la mauvaise volonté à exécuter son job, non, c’est que le maire veut faire de Central un nouveau Détecteur, l’horreur pensante de Thalie, et que ce n’était pas écrit dans son contrat à lui, Stig, le vous-ne-pouvez-rien-faire-comme-tout-le-monde de la Cité – dirait le maire, parce que sur douze millions de citadins, des Stig, ce n’est pas ce qui manque ! D’ailleurs, c’est bien simple, Stig en connaît des centaines.

Rétrospective dans la rétrospective. Stig avec ses amis, chez lui, chez eux, chez personne, chez tout le monde, ici ou là, le jour, la nuit, spectacle en tous genres, fêtes de tous poils, loisirs de toutes sortes. Stig vit, et il vit plutôt vite parce que le temps est un peu trop pressé à son goût et qu’il ne pourra pas faire le milliardième de ce qui l’excite. Et ses amis sont comme lui : des rangés dérangés, vivants mais pas futiles.

Retour dans l’agrave. Ça se corse terriblement. Les deux – il y en a deux – appareils poursuivants ont profité d’une surface agricole pour refaire leur handicap. Pas un bosquet, pas une butte, que dalle. Stig est obligé de bercer l’engin d’un gauche-droite sporadique qu’il égayé de brusques chandelles, de renversés, d’immelmanns, de huits, de tout ce qui lui passe par la tête, et qui le fait pleurer de rire chaque fois qu’au hasard de ses frasques il se retrouve nez à nez avec les pare-brise et les bouilles atterrées de ses chasseurs.

— Hé, hé ! lâche-t-il sardoniquement, quand de l’une ou l’autre vitre baissée, l’un des tueurs l’arrose d’une rafale laser et qu’il le rate.

Aïe ! Un des flics le talonne, et son flingue abîme la carrosserie. Stig plante tout, méchamment ; l’agrave freine à mort, encaissant six g sur quelques dizaines de mètres. Derrière lui, le type a perdu une seconde et demie à comprendre…

*

**

Ely se régalait, copieusement. Hors limites était au cœur de son registre émotif : l’aventure avec un « a » minuscule, vite et folle, brute, une course vers l’avant sans une once de calcul. Et elle reconnaissait le comportement bohème qui sous-tendait le keïn. Ylvain l’avait confectionné sur mesure.

Ce que percevait Made était fort différent : elle grillait trop de neurones à s’extasier sur la technique pour se laisser emporter par la poursuite. De toute façon, les flash-back et la nature humaine l’intéressaient davantage. Stig était bohème, cela ne faisait aucun doute, et Ylvain avait réussi à le créer tel que Lovak pouvait l’espérer : socialement installé, bon boulot, revenus sympas, mais si loin de la norme que rien ne risquait de l’y ramener.

*

**

Ubiquité totale : vision subjective à travers le pare-brise de l’agrave qui n’a pas la place pour freiner… Effroi, terreur du tireur qui voit la mort devant lui… Panique du pilote qui comprend trop tard qu’il aurait dû redresser… Excitation, jubilation de Stig, qui surcharge le générateur puis le libère, pile à l’instant du choc, dans un looping ascendant… Vision latérale de la scène, l’appareil de Stig terminant sa figure dans le cul de celui des tueurs… Choc, incompréhension et fuite en avant ; cette fois, ils sont les poursuivis. (Que font les autres, merde ?!)… Stig course l’engin au-dessus des champs, au-dessus du lac, et le heurte par à-coups pour le pousser vers le sol… Les autres reviennent sur lui, mais ils sont loin… Appel au Q.G. : « Préparez-vous à intercepter cet enfoiré aux abords de la ville ! Mettez le paquet !…» À son tour, le flic tente l’impasse du freinage… « On me la fait pas ! » Stig jongle avec les commandes et son agrave passe sur l’autre, en le raclant de toute sa surface, pour le précipiter sans douceur dans le lac.

— Un zéro ! hurle Stig.

— Il a eu Patras ! Q.G. ! Q.G. ! Qu’est-ce que vous foutez ?

— T’inquiète pas, on sort l’artillerie ! Il n’arrivera pas à la mairie, ton zozo !

Un appel sur le codeur :

— Stig, la flicaille bouge, ici ! On dirait qu’ils bloquent toutes les unités sur toi.

— Vous pouvez pas les coincer un peu ?

— C’est ce qu’on fait.

— Génial… Merci !

— De rien, mec, de rien.

… Petit temps mort, le fuyard est presque à portée et la Cité apparaît à l’horizon… Rappel du QG. :

— Rectification, rectification ! Il y a un bordel monstre au-dessus des avenues, la moitié des véhicules sont coincés… Ne le perdez pas ! Je répète : il est à vous.

Le keïn éclate en plusieurs plans simultanés ; tous sont entiers : vue, ouïe (bruits et musique), odorat, goût, toucher, sens de l’espace et du mouvement, pensées de chaque personnage central, le tout multiplié, démultiplié d’une identification absolue, d’un jeu de subjection étourdissant et d’égojections adaptées…

Les informaticiens véreux s’acharnent sur Central, à chercher le codage du verrou qui les empêche d’atteindre la pseudo-conscience de l’ordinateur ; ils doivent effacer le travail de Stig pour reprendre le contrôle de Central, mais ils ne savent même pas où chercher, et chacune de leurs investigations aboutit sur un piège ou une impasse… « Bon sang, ce con a tout miné ! »

Stig arrive sur la Cité, à fond… « Les emmerdes commencent ! Central ? Tu m’entends ? Comment ça se présente ? » Il a tout le temps pour décélérer – les flics sont trop près – il voudrait juste que Central réponde : il a trop besoin d’un topo sur la ville.

Central sait qu’il doit aider Stig, mais s’il relâche son attention, les programmeurs vont avoir le champ libre pour le déplomber… trop vite. Dire qu’à trois jours près, il aurait été inviolable ! Maintenant, il a le choix ; deux choix sur trois impératifs immédiats : aider Stig, déjouer les concepteurs, gérer l’astroport. L’idéal serait de lâcher l’astroport, seulement ce serait une catastrophe intolérable. « Stig ? Fais vite, je ne tiendrai plus longtemps ! Branche le guidage et reste sur manuel, je te concocte l’itinéraire de moindre accroc. »

Zeff s’en donne à cœur joie avec les télécoms. Il perdra son job, c’est sûr, mais en attendant, il brouille tout le réseau municipal et la fréquence des flics. Le plus dur, c’est de faire fluctuer les canaux pour Stig.

Le maire est fou de rage. Il sent la catastrophe (une Vilaine odeur de ranci). Ce salopard de Stig est foutu d’arriver jusqu’à Central et là, avec cette manif surprise qui paralyse toutes ses troupes, il est capable de parvenir jusqu’au contrôle auxiliaire…

— Préfet de mes deux ! Où en sont vos rigolos ?

— Ça avance, monsieur, ça avance.

— À quelle vitesse, nom de Dieu ?

— Euh… Encore quatre sas et nous serons à l’auxiliaire.

— Quatre ? Tout à l’heure, il en restait sept !

— C’est-à-dire… Enfin… Je n’ai pas de nouvelles, les télécoms ne suivent pas…

« Quel tas d’incapables ! » Le maire sait qu’il va sauter, mais il s’en moque ! Si Stig ne trucide pas Central, c’est lui qui en aura le contrôle… Il a bien veillé à ça.

Don, Sarma et Laury sont très fiers : la manif est super. Ça n’a pas été facile de l’organiser aussi vite, mais tout baigne, la ville est paralysée. « Fallait pas nous chercher ».

Le type qui chasse Stig commence à douter de ses talents de pilotage : personne n’a jamais abordé la Cité à cette vitesse à une heure de pointe, et le malade qui a eu Patras va le faire.

— Merde ! Moi, je ralentis !

— Ça va pas ! s’emporte son collègue. Tu veux le laisser filer ? Colle-lui le train !

L’ennui, c’est que son collègue est aussi son supérieur, alors il colle. Stig décrit subitement un angle droit, et il le suit, un tantinet à retardement, et l’agrave se crashe dans un immeuble… Deux zéro.

Tous les plans se fondent en un seul : l’appareil de Stig jaillissant dans la Cité à mille à l’heure.

Made en prenait plein le névraxe. Elle ne retrouvait ni la dimension, ni la perfection de Rêve de Vie, mais Hors limites était époustouflant.

La Naia s’était laissé happer par le keïn dès les premières secondes : chaque scène, pour elle, était une petite perle ; tant les scènes d’action, qui lui coupaient le souffle, que les flash-back qui lui révélaient un monde aux facettes nouvelles et multiples. La Naïa aurait intitulé l’œuvre Un Bohème chez les Bœufs, et rien que d’avoir imaginé ce titre agressif lui en montrait la portée : Ylvain avait fait un keïn pour la Bohème d’Amdee !

Et la projection se poursuivait sur un rythme effréné. Tantôt l’agrave de Stig, qu’on voyait par clins d’œil, exécutait mille et une acrobaties au milieu des bâtiments et d’autres engins, rasant les immeubles, slalomant entre les véhicules prudents, frôlant la voûte des arches, virevoltant, pirouettant en arabesques toujours plus osées – et, si Stig en avait considérablement réduit la vitesse, La Naïa, comme cinquante-deux mille Bohèmes, sentait l’étau d’adrénaline qui lui compressait le cœur aussi sûrement que si elle avait été passagère. Tantôt l’un ou l’autre des amis de Stig se livrant à la désorganisation d’une partie de la ville ou de son administration pour lui faciliter le passage et, plus loin, l’accès à Central. Tantôt le système policier regardant ses embûches tourner court ou capoter lamentablement, trompé par de fausses informations, stoppé par un trafic devenu tout à coup impénétrable, égaré par un dédale d’événements impensables et spontanés, coincé dans les transports publics, les sous-sols de la mairie ou la préfecture par de brusques coupures d’énergie. Stig était un virtuose, ses amis étincelaient de génie improvisateur, Central était pathétiquement dévoué. Le maire bouillait d’impuissance et les flics dépassaient toutes les limites du ridicule… La Naïa riait des uns, se félicitait des autres, elle frissonnait dans l’agrave et ressentait la plus douce des compassions pour cet ordinateur insoumis qui, comble de l’abnégation, conduisait Stig jusqu’à lui afin que celui-ci le détruisît. Peut-être s’agissait-il de caricatures d’émotions, mais elles étaient intenses et La Naïa n’en exigeait rien d’autre.

Amdee n’avait pas assisté au Festival Nashoon, et le seul keïn qu’elle avait jamais vécu était l’œuvre d’un kineux de l’Institut, classique et flamboyante, dont elle n’avait même pas retenu le nom. À l’époque, elle avait été impressionnée ; après cinq minutes de Rêve de Vie, elle avait compris que ce keïn très institutionnel était un navet mielleux et insipide. Rêve de Vie l’avait écrasée de beauté, touchée jusqu’aux tréfonds de son existence. Concerto pour Salmen et Bohèmes ne lui était pas comparable ; d’abord, ce n’était qu’une keïnette composée sur le vif ; ensuite, quel que fût son talent, Made ne maîtrisait pas le centième de la technique d’Ylvain. Néanmoins, Amdee avait aimé cette keïnette au-delà du simple cadeau qu’elle représentait, parce que son surréalisme l’avait chamboulée et que Made manifestait une autre forme de génie, quelque chose de plus humain qu’Ylvain.

Depuis le début de Hors limites, Amdee ne cessait d’avoir la réflexion d’Ylvain en surimpression dans un recoin de sa conscience : « Je crois en la Bohème et je projette. Tu verras, c’est amusant. » C’était amusant, certainement, mais il lui donnait trop à penser et elle ne parvenait pas à le faire. Ainsi, c’était cela la Bohème adulte, ce pouvait être cela : Stig, inénarrablement Stig, ce mélange détonnant de folie, d’adaptation et d’humanisme sauvage ; vivre sans douter, répondre aux questions en claquant des doigts, ne même pas supposer qu’on pût se prendre au sérieux, ne surtout pas prendre l’univers au sérieux, foncer au-delà, hors limites. Bien sûr, ce n’était qu’un keïn, mais ce qu’il dégageait d’horizons ! Ce qu’il enfonçait de portes bien verrouillées !

Maintenant, après une heure et demie de projection, Amdee avait peur de la fin, de cette maudite fin qui ne cessait d’être inéluctable. Stig avait passé toutes les embûches, déjoué tous les pièges, écarté tous les gêneurs ; il parvenait au contrôle auxiliaire, et il avait peu de temps… Et Ylvain était un artiste. Et cet artiste détestait la facilité. Amdee avait peur d’un sursaut, d’une revanche de l’art sur l’inéluctable, peur qu’Ylvain cassât Stig pour le seul amour de l’esthétique. Elle la sentait venir, cette déchirure, grosse comme une montagne.

*

**

Ubiquité subjective, trois consciences : Stig, Central et le spectateur ; une seule vision : celle de personne, celle qui montre une cave immense avec un seul monitor, un seul clavier en plein milieu et Stig, debout devant ce clavier.

— Salut, Central !

— Bienvenue, Stig. Tu n’as pas été très long.

— Tu sais ce que je fais, n’est-ce pas ?

Il pianotait sur le clavier, très vite et sans interruption.

— Je crois, oui… Mais je voudrais que tu le dises.

— Je programme ta destruction.

En guise de réponse, un soupir, un soupir que Central n’a pas émis. C’est juste la sensation que dégage sa « conscience ».

— Je ne peux rien faire d’autre, tu vois ?

— Je vois. Ce sera douloureux ?

Stig s’est arrêté de programmer, une seconde, le temps de bien se persuader que, pour artificielle qu’elle soit, l’intelligence de Central est vivante, dans tous les sens du terme, et qu’il va prendre cette vie.

— Je suppose que oui.

— Physiquement ?

— J’ignore ce que tu entends par « physiquement », Central. Je ne sais rien de ce que tu ressens, ni de la façon dont tu le ressens.

— Ce sera différent de la tristesse, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Ils sont derrière le dernier sas, dépêche-toi.

Stig se dépêche. Il connaît toutes les opérations à effectuer, et il les effectue si vite que ses articulations le brûlent, si vite qu’il ne lui reste bientôt plus qu’un ordre à donner.

— Je… j’ai fini.

— Je sais. C’est bien d’avoir choisi la touche « infini », je t’en sais gré. Vas-y maintenant, je suis prêt.

Stig se recule un peu, et Ylvain projette l’identification.

Ce qui se passe dans le cerveau de Stig est insoutenable. Il hurle de tous ses neurones la honte et le désespoir de ce qu’il va commettre. Au-delà de cette vie qu’il a contribué à créer, il s’apprête à assassiner quelqu’un qui pense un milliard de fois plus vite que lui, une entité dont la mémoire renferme plus que toutes les mémoires du système stellaire, un système pseudo-nerveux dont le réseau sensitif est d’une complexité telle que ses concepteurs n’en comprennent rien, un outil doué d’humour, capable d’amitié et qui n’aura jamais connu la volupté de fonctionner à pleine puissance… parce que l’ambition humaine s’arrête à ses seules perceptions, à ses seuls et méprisables intérêts. Stig s’accorde cinq bonnes secondes de haine envers l’homme, pas davantage : il ne veut pas salir l’abnégation de Central.

— Adieu, Central.

— Salut, Stig.

*

**

Le faisceau d’identification s’altère d’un mode d’ubiquité subjective et propulse chaque spectateur dans le rêve de mort de Central. C’est un univers à cinq ou six dimensions, dont l’une n’est constituée que de dominos, des milliards de dominos dont la source est la touche « infini », unique et criminelle. Cette touche a déclenché un raz-de-marée parmi les dominos, ils basculent les uns sur les autres, entraînant leurs suivants en une expansion logarithmique. À l’autre bout de cette cascade se trouve la conscience de Central, et cette conscience observe l’effondrement avec curiosité ; chaque domino qui tombe est une fonction qui le quitte, une mémoire qui s’éteint, une parcelle infinitésimale de son anéantissement. Central s’efforce d’évoquer le contenu de chaque domino avant qu’il disparaisse, c’est sa façon d’approcher la nostalgie. Tout va vite, de plus en plus vite (quelques picosecondes) et, dans un sursaut d’un sentiment absolument inhumain, Central ralentit l’effondrement des ultimes rangées, pour mieux en profiter.

Central disparaît d’un coup. Il ne reste plus rien : le vide.

Trente interminables secondes puis le vide se peuple d’étoiles, deux milliards, qui s’étirent dans une spirale galactique, la Voie lactée.

Cinquante-deux mille six cent douze Bohèmes se déchaînèrent, et le nom de Stig retentit encore plus fort que celui de Neïmia auparavant. Ylvain trouva cette préférence d’une superficialité désolante, mais après tout, c’était ce qu’il avait voulu !

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Quand les Bohèmes consentirent à s’apaiser, Ely se livra à son show et, si elle ne projeta pas de keïnette, elle eut la satisfaction d’ovations quasi constantes. Il faut dire qu’elle se surpassa, étalant sa supériorité kineïque dans un enchaînement époustouflant de facéties en tout genre. Son faisceau était d’une telle précision et d’une telle finesse qu’Ylvain lui-même se laissa emporter à plusieurs reprises, prenant une projection pour la réalité ou l’inverse. Ely poussa l’improvisation jusqu’à faire intervenir Stig et Neïmia dans un même gag, où un kineïre de Chimë résumait avec son faible talent, dans une émission, ce qu’il avait compris de la nuit de l’arène, c’est-à-dire rien.

Made riait tellement – le kineïre n’était autre que Lagedt Sydhj – qu’Ely la coinça dans sa projection en couvrant le rire de tout le public du rire de la jeune femme. Puis elle se mit à jongler avec les cinquante mille spectateurs comme s’ils n’étaient que de vulgaires quilles. Enfin, elle conclut sur un tour de force qui laissa Ylvain et Made pantois : durant deux minutes, chaque spectateur se retrouva dans le corps d’un autre, de sexe opposé, où il connut les manifestations physiques et psychiques de sa libido. Ylvain, dans le corps de Made, sentit donc le désir humecter ce que celle-ci avait de plus intime, tandis que Made, projetée en Ylvain, découvrait la tumescence d’une concupiscence toute masculine. Pour enrichissante que fût l’expérience, elle provoqua quelques émotions tantôt érotiques, tantôt gênées, et Ely fut sans doute la seule à savourer vraiment tout l’humour de la situation. Personne, en tout cas, n’y resta indifférent et, pour diverses raisons, le sommeil fut long à venir, cette nuit-là, sur le Salmen. Ainsi s’amusait Ely.

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L’arène s’était vidée, doucement, débitant son flot humain par le goulet qui descendait vers le troisième plateau : pour vaste que fût la combe, elle n’avait pu contenir les monagraves, et les Bohèmes l’avaient rejointe à pied. Il ne resta finalement plus que le clan des fidèles, comme le fit remarquer Amdee, et le besoin de parler. Inévitablement, chacun exprima ses impressions sur Hors limites, et chaque point de vue était subtilement différent, même si tous convinrent, avant tout, de l’adéquation du keïn à la naissance d’une Bohème adulte. Seule Made émit une réserve.

— J’ai été subjuguée, bien sûr, reconnut-elle. Mais il me semble qu’il manquait quelque chose…

— Du temps, l’arrêta Ylvain. J’avais concocté trois scénarii et j’ai choisi celui-là il y a moins de dix jours. Du coup, j’ai bâclé la finition.

Made ne fut pas la seule à en rester pantoise, et cette stupéfaction préluda au retour vers les combes.

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Tout se déroula trop vite pour ne pas être irrémédiable.

Ely et Lovak s’étaient retournés pour prendre la direction du défilé, Sade et Ovë propulsèrent Amadou sur le rocher en haut duquel trônait la sphère halogène, Amdee s’avança vers Ylvain pour poursuivre la discussion, La Naïa attrapa Made par la taille et lui dit à l’oreille :

— Ça a l’air de coller entre Ely et toi, maintenant ?

Lar agit à l’instant où, plus haut dans la montagne, un éclair déchira la nuit.

Quand Ely entendit le hurlement de La Naïa, elle pivota d’un bloc, la trouille au ventre. Lar bondissait sur Ylvain, un poignard à la main, son mouvement à peine ralenti par l’opposition d’Amdee. La Naïa avait dégainé un couteau, mais Amdee, titubante, se trouvait dans la trajectoire et elle ne put le lancer. Ely projeta, aveuglément, la mort.

Le crâne de Lar se rejeta sur sa nuque, comme sous l’effet d’un choc, et il s’écroula, les yeux pratiquement exorbités. La lame entailla juste le bras gauche d’Ylvain, qui n’avait même pas bougé.

Le faisceau d’Ely avait été si puissant que ses ondes électrisèrent tout le monde, suffisamment pour que tous en fussent secoués et que, durant une minute, personne n’osât vérifier la réalité de la mort de Lar. Ylvain réagit le premier, s’agenouillant près du cadavre et lui relevant la tête comme pour se persuader qu’il s’agissait bien du garçon. La Naïa courut jusqu’à lui.

— La prochaine fois, jette-toi par terre ! cracha-t-elle à Amdee. Ça va, Ylvain ?

— Hein ?

— Ça va ?

— Ça ira.

Il en était convaincu, la mort était passée trop près pour que la violence le troublât. Tous se rapprochèrent de lui, sauf Made, qui restait tétanisée. Son regard allait du cadavre à Ely, d’Ely au cadavre, dans un ahurissement sans bornes.

— C’est pas vrai, psalmodiait-elle, c’est pas vrai.

Elle ne pouvait croire ce qu’elle avait vu, et elle recalculait encore : les effets de l’amplikine avaient cessé depuis plus de deux heures… Ely projetait sans amplikine ! Ely pouvait s’insinuer dans le cerveau de n’importe qui, n’importe quand, et elle pouvait y insinuer n’importe quoi, jusqu’à la destruction. C’était le pouvoir suprême, l’omnipotence réduite à l’essentiel ! Made repensa à Nashoo ; Ely avait projeté pour quatre cent mille personnes… « Elle aurait pu… Elle peut…» Made ne parvenait pas à formuler l’horreur de cette faculté absolue qu’était Ely.

Celle-ci s’avança vers elle.

— Ça surprend, hein ? Ylvain aussi a fait la gueule, au début. Tu t’y habitueras, tu verras ! Maintenant, j’ai besoin de ton cerveau.

— Quoi ?!

Ely pouffa. Son interlocutrice avait réellement eu une seconde de terreur puis elle avait compris ce qu’on attendait d’elle, et elle se concentra sur ce qu’Ely lui apprenait du piège inhibiteur.

— J’en ai projeté deux, régulièrement. Le premier faisait réagir les agents de la C.E., le second était moins sélectif, centré sur la volonté de meurtre, qu’elle résultât d’un ordre, d’une mission ou de n’importe quoi d’autre. Pourquoi Lar est-il passé au travers ?

— Ton truc fonctionne ?

— Comment crois-tu que j’ai chopé les deux premiers ?

— Lar n’avait peut-être pas l’intention de tuer.

Made n’en croyait pas un mot, mais elle devait éliminer tous les parasites pour trouver une explication.

— Si ! (C’était La Naïa.) Il aurait planté Ylvain sous le menton, en biais, pour transpercer le cerveau. Fais-moi confiance, ça sautait aux yeux.

La Naïa culpabilisait : jamais Lar n’aurait eu une chance de toucher Ylvain si elle n’avait pas relâché son attention pour s’éloigner de lui.

— Je n’y connais rien, mais tu dois avoir raison…

Made laissa les mots mourir d’eux-mêmes. Elle fixait un point derrière Ely et La Naïa, si intensément que celles-ci se retournèrent. Ylvain, poussant sur ses jambes, le visage crispé, était en train de se relever, portant le corps de Lar à bout de bras. Il refusa l’aide de Lovak, plaqua le cadavre contre sa poitrine et s’engagea dans le défilé.

— Ylvain ! appela La Naïa.

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Made à Lovak.

Lovak faillit suivre le kineïre, mais les larmes qui baignaient les joues de ce dernier l’en dissuadèrent.

— Je ne sais pas, répondit-il. Il a regardé le ciel et il a dit « Il ne pleut pas ! Il n’y a même pas un nuage et il ne fait pas assez chaud ! » Puis il a regardé vers vous trois, il a ajouté « Personne n’aurait pu deviner… Ce n’est pas de la faute d’Ely. » Il a ramassé ce fumier de Lar et il m’a jeté. Je crois qu’il nous fait une nouvelle crise.

La Naïa avait écouté Lovak. Elle cria une deuxième fois « Ylvain » et décida de le rattraper. Ely l’en empêcha.

— Non, La Naïa. Il culpabilise, c’est tout, et il doit s’en sortir seul. Quand il aura fini de porter sa croix, il aura besoin de nous, pas maintenant.

— Ce n’est pas sa croix qu’il porte, marmonna Made.

Elle avait un air étrange où se mêlaient beaucoup de sentiments contradictoires.

— Qu’est-ce que tu racontes ? interrogea Ely.

— Rien… Des conneries.

Made s’éloigna.

— Eh ! rappela Ely. Qu’est-ce que tu baragouinais ?

— Rien, je te dis.

— Toi, tu sais quelque chose et tu vas me le dire ! Je répète : qu’est-ce que tu bafouillais ?

Elle avait saisi Made par le bras et serrait de toutes ses forces.

— Ce n’est pas sa croix qu’il porte ! répéta Made.

— Explique-toi !

— Il n’y a rien à expliquer, et tu me fais mal !

— Je risque de te faire autrement mal si tu ne lâches pas le morceau !

La Naïa aussi commençait à s’énerver. Made capitula, la mort dans l’âme.

— Il y a eu un éclair, tout à l’heure, et instantanément, Lar s’est jeté sur Ylvain. (Elle vit que Lovak et La Naïa avaient compris ; Ely refusait de le faire.) Ylvain l’a dit, rien ne justifie cet éclair… Il était synthétique.

Ely blanchit, mais Made ne pouvait plus s’interrompre.

— C’était un signal post-hypnotique. Lar était programmé pour réagir à cet événement-clé. Il… il n’était pas responsable de ce qu’il faisait, c’est pour ça que ton piège ne pouvait pas le prendre.

Quelque part, les implications de ce que révélait la jeune femme faisaient leur cheminement dans le cerveau d’Ely. Elle leur résista.

— Pourquoi ont-ils fait ça ? murmura-t-elle faiblement. Qu’ont-ils deviné ?

— Rien. C’était une sécurité, une façon d’imputer l’assassinat d’Ylvain à la Bohème. Ils se débarrassaient de lui, et Still se mettait à maudire la Bohème… Ils t’ont déjouée sans le faire exprès, par vice.

— C’est pour ça que Lar a attendu un mois à Crosben avant de bouger ! déduisit Lovak. Ils étaient en train de le conditionner. Bordel ! Tout ce que nous faisions servait leurs plans !

Il aida La Naïa à rattraper Ely au moment où la crise de nerfs la fauchait, comme il l’aida pour la ramener à la bulle.

— J’ai tué Lar, répétait Ely de façon imperceptible.

Elle le répéta souvent, longtemps. Ylvain le savait : elle n’avait pas la force de porter sa croix.